Alberto Rios
Traduction par Sylvain Gallais
Le tueur d’iguane
Il y avait déjà deux semaines que Sapito[1] avait fêté ses huit ans, et, à l’époque, il vivait à Villahermosa, la capitale de Tabasco[2]. Il devait son surnom à des yeux globuleux qui le faisaient ressembler à une grenouille et, en plus, il était le meilleur attrapeur de mouches de tout Villahermosa. Mais cela se passait quand il avait cinq ans. Maintenant il en avait huit et il avait toujours les mêmes yeux globuleux et tout le monde l’appelait Sapito.
Parmi les nombreuses tâches qui leur incombaient, tous les garçons devaient descendre vers Rio Grijalva chaque jour et ils devaient essayer de vendre ou d'échanger tout ce qu'on avait fabriqué à la maison et que ces petits hommes pouvaient transporter sur leur dos. C'était aussi de leurs responsabilités d'aller à la pêche, de capturer des escargots, des tortues, et de tuer des iguanes.
On était après Noël, qui avait été célébré très religieusement comme à l'accoutumée, avec profusion de fumées de bougies et de messes très solennelles dans l'église. Les festivités n’avaient pas commencé, pas encore, pas de rires non plus. Mais aujourd'hui tout allait être différent. Aujourd'hui, c'était le cinq janvier, le jour que les enfants de Villahermosa attendent chaque année. Demain on fêtait les rois mages, el Dia de los Reyes Magos, un jour où les rois apportent toutes sortes de présents pour être distribués aux amis. La grand-mère de Sapito, qui vivait à Nogales dans la partie de la ville située dans les États-Unis, lui avait envoyé deux paquets. Il les avait vus, enveloppés dans du papier bleu sur lequel étaient dessinés des clowns barbus au visage rouge. La grand-mère de Sapito envoyait toujours des cadeaux à la famille et elle semblait toujours savoir exactement ce que Sapito voulait, bien qu'ils ne se soient jamais rencontrés.
Cette nuit-là, la mère de Sapito rangea les paquets sous le lit où il dormait. Ce n'était pas un lit à matelas, mais plutôt un hamac, qu'on avait fabriqué avec les feuilles de rotin. A Villahermosa, les cabanes n'était jamais louées aux visiteurs en fonction du nombre de chambres mais plutôt en fonction du nombre de crochets sur les murs. À ces crochets on suspendait tous les hamacs de la famille. Dans cette ville, les gens naissaient, grandissaient, dormaient, et mouraient dans ces lits suspendus. Sapito pouvait se rappeler son grand-père, et comment on l’avait retrouvé un après-midi après le déjeuner. Il avait mangé des mangues avec lui. Maintenant Sapito rêvait de lui, de son visage qui prenait des couleurs quand il racontait ses histoires, et toujours d'une voix trop forte.
Quand Sapito se réveilla, il trouva les cadeaux. Il joua la comédie devant sa mère, comme elle le désirait, criant haut et fort que les rois lui avaient apporté tous ces cadeaux. Regarde, regarde ça ! criait-il, mais c'était probablement la dernière fois qu'il ferait cela, car Sapito avait maintenant huit ans et il en savait beaucoup plus, mais il ne le disait pas. Il ouvrit les deux paquets venant de Nogales, pour en sortir une balle de base-ball et une batte de base-ball. Sapito brandit les deux cadeaux et sourit, bien qu'il ne fût pas très sûr de l'usage de ces choses. Sapito n'était pas né aux États-Unis et il n'y était jamais allé, et il n'avait aucune idée de ce que pouvait être le base-ball. Il est vrai qu'il reconnaissait et admirait la balle et qu'il savait à quoi elle servait. Il en aurait bien l'usage. Mais il regarda attentivement la batte de base-ball et resta perplexe pendant quelques secondes.
C'était une arme pour tuer les iguanes, un tueur d'iguane. « Regarde ! Regarde un bâton pour tuer les iguanes ! » C'était si beau, un vrai rêve. C'était parfait. Sa grand-mère avait toujours su ce qu'il voulait.
À Villahermosa, la jungle n'était pas très loin d’où vivait Sapito. Elle commençait en fait au bout de sa cour. Elle n'était pas très dense en cet endroit, mais on ne pouvait pas y aller bien loin sans une machette, comme une troisième main mais bien affûtée et plus dure et plus utile que les deux autres dans cet autre monde qui parfois ne rendait pas les gens qui y entraient.
La dure vie de la jungle amusait beaucoup un garçon comme Sapito qui aimait beaucoup rapporter des noix de coco qu'il trouvait dans les lianes entremêlées et qu'il rapportait à sa mère. Il cherchait les singes dans les gros palmiers et leur lançaient des pierres. En retour les singes lui lançaient des noix de coco, en criant des mots de singes terribles. Tel était la vie avant le tueur d'iguane.
Dès qu’il eut reçu ces cadeaux, chaque jour pendant une semaine Sapito prit l’habitude de se promener pendant un kilomètre ou presque, à l'est de Rio Grijalva, avec Chachi, son meilleur ami. De là il coupait vers le sud pour traverser cette jungle.
Il existe une certaine technique pour chasser les iguanes. Sapito y excellait même avant de posséder la batte. Lui et Chachi scrutaient tous les arbres jusqu'à ce qu'ils notent le mouvement caractéristique de la présence d’un iguane. Quand ils en avaient trouvé une, Sapito s'asseyait au pied de l'arbre, et restait aussi immobile que possible, sa batte de base-ball haut levée et les muscles tendus prêts à l'action.
L’iguane femelle sortait toujours la première. Elle tournait la tête dans tous les sens, très vite dans toutes les directions. Sapito savait que ce n'était pas elle qu’il fallait tuer. Elle nourrissait les petits iguanes, son père le lui avait dit. Après quelques secondes, s'assurant qu'il n'y avait aucun risque, elle retournait sur son arbre et dépêchait son mari vers le monde extérieur, lui disant qu’il n'y avait rien à craindre.
Le male iguane est toujours plus lent. Il sort et il tourne la tête et regarde fixement, sans bouger, pendant plusieurs minutes. Alors Sapito savait qu'il pouvait en profiter, en faisant très attention. Les iguanes peuvent voir dans presque toutes les directions à la fois. À la différence des yeux humains, les deux yeux des iguanes peuvent ne pas être fixés sur la même chose. Un œil pour regarder au loin, et un autre pour regarder derrière lui, comme un clown, de sorte qu'ils peuvent détecter presque tout mouvement. Sapito le savait et faisait toujours attention à bien observer les deux yeux avant de frapper. Plissant ses yeux qui semblaient encore plus globuleux quand il était excité, il ne bougeait pas sa batte. Pour ne pas perdre de temps, il la tenait déjà bien haut levée, attendant patiemment. Quand il était prêt, il abattait la batte d'un seul coup aussi fort et aussi vite qu’il le pouvait. Juste comme ça. Et s'il avait tout fait correctement, il pouvait emporter sa proie à la maison en la tenant par la queue, où ensuite il la dépècerait pour le diner du soir.
On préparait les iguanes comme n'importe quelle autre viande, frites, rôties ou bouillies. Elles avaient un goût de poulet, un peu plus coriace, quelle que soit la manière dont on les préparait. A Tabasco et en particulier à Villahermosa, tout le monde mangeait des iguanes tout le temps, même les touristes, donc leur chasse étaient très populaire. L’iguane faisait l'ordinaire du dîner et tout le monde acceptait de manger cette chose, du lézard. Ce n'était pas différent de ces autres choses que l'on mangeait ici, les œufs de tortue, les cahuamas, la viande de crocodile, les escargots de la rivière. Et quand des iguanes étaient tuées, il ne fallait pas s’attendre à ce que quelqu’un s’en attriste. Tous les pères le disaient. Mais Sapito en était triste parfois. Les iguanes avaient des yeux globuleux comme les siens.
Mais quand Sapito ne tuait pas un iguane parce qu'il l'avait manqué, alors il s’enfuyait à toutes jambes - en être triste était bien la dernière chose à laquelle il aurait pensé. Les iguanes ont un air méchant, ils ont les yeux injectés de sang, et on dit qu'ils peuvent même cracher du sang. Sapito et ses amis pensaient que, puisqu'à leur connaissance personne n'avait jamais été blessée par ces monstres, ils ne devaient pas être si méchants que ça. C'était ce à quoi les garçons pensaient, en ville, un après-midi d'été qu’ils passaient à bavarder et à boire des noix de coco. Mais quand il ratait un iguane, Sapito imaginait que la vraie raison pour laquelle personne n'avait été blessée était que personne ne restait à traîner sur place après-coup pour voir ce qui se passait. Que les iguanes soient réellement dangereux ou non, personne n'en était certain. De même, aucun des parents n'avait jamais entendu parler d'un iguane blessant quelqu'un. Un jour les garçons, de retour à la maison, avaient posé la question. Par conséquent, personne ne s'inquiétait en quelque sorte, et qui plus est on domptait même les iguanes pour en faire des animaux de compagnie comme le faisaient les vieux marins à Villahermosa, comme ils le faisaient aussi avec les serpents. Mais seulement les marins.
L'idée de manquer son coup n’obsédait plus Sapito maintenant, qui emmenait sa batte de base-ball partout. Plus que tout autre chose elle impressionnait ses amis, plus encore que les bonbons dans les boîtes en fer blanc, surtout quand il se mit à tuer quarante cinq iguanes par jour. Personne ne pouvait faire aussi bien. Bientôt, non seulement Chachi, mais aussi les autres garçons se mirent à suivre Sapito tout le temps juste pour voir ce fléau des iguanes en actions.
Dès lors, la batte avait fait ses preuves. Sapito était le champion des fournisseurs d'iguanes, il portait tout le temps sa dorénavant très fameuse batte de base-ball. Tous ses amis venaient pour l’imiter. Ils venaient tous les jours lui poser des questions comme combien elle mesurait ou de quoi elle était faite. Chachi et tous les autres s'enfonçaient dans la jungle pour collecter des grosses racines bien droites. À l'aide de couteaux et de machettes qu'ils empruntaient, ils essayaient de façonner leur propre tueur d'iguanes, mais ça ne marchait pas. Celui de Sapito était un produit industriel, donc parfait.
Tout cela dura une bonne semaine, et puis Sapito eut une idée qui allait lui rendre service pendant très longtemps. Il commença à louer sa batte tueuse à un centavo par jour. Les garçons étaient d'accord sans problème, et ils partaient chasser deux ou trois iguanes pour rentabiliser la location, mais en réalité afin de l'utiliser le plus possible.
Pendant les quelques mois qui suivirent, les adultes de Villahermosa haïrent Sapito et sa batte parce qu'ils ne mangeaient plus que des iguanes. Mais Sapito était fier. Plus personne ne se moquait de ses yeux globuleux maintenant.
Sapito s’en fut à Nogales aux États-Unis rendre visite à sa grand-mère pour la première fois, avant de retourner ensuite à Tabasco et à Villahermosa. Sa famille était allée en vacances à Chiapas à l'autre bout de la république rendre visite à des frères et sœurs. L'hiver n'était pas fini, mais personne dans la famille de Sapito n'avait imaginé qu'il puisse faire aussi froid. Il savait qu'il y aurait de la pluie, et des jours d'hiver, mais il faisait toujours bon dans la jungle, quoi que vous y fissiez.
Sapito était assis sur le trottoir en face de la maison, sur l'avenue Sonoita. Beaucoup de choses l'impressionnaient dans cette ville, surtout les lumières de la rue. Imaginez, éclairer l'intérieur et l'extérieur à la fois ! Ce serait facile d'attraper des animaux, la nuit. Mais par-dessus tout, il était impressionné par sa grand-mère qui était assez grande et forte, et qu'il aimait déjà beaucoup. Il n'avait pas oublié de la remercier pour le tueur d'iguane et la balle. Elle avait ri et avait dit « de rien, fils ». Pendant qu'il était assis et qu'il pensait à tout cela, il était enveloppé dans les deux couvertures qu’il avait emportées au dehors avec lui, et il les tenait serrées bien fort autour de son petit corps. Sapito ne pouvait pas comprendre ni s'expliquer pourquoi il faisait si froid et pourquoi lui aussi devait avoir froid, comme tout le monde. C'était une expérience quasiment inconnue pour lui puisqu'il n'avait jamais quitté les tropiques auparavant. La sensation, la morsure du froid, eh bien tout cela était bien étrange, d’autant plus qu'il n'était même pas mouillé. En fait il en avait même mal, il sentait ses muscles comme s'il avait tenu sa batte en l'air pendant des heures dans l'attente d'un iguane. Bien sûr, Sapito aurait pu rentrer pour se réchauffer auprès du poêle à bois, mais il n'aimait pas la fumée ou l'odeur du Nord. C'était une odeur différente, pas celle de la jungle.
Donc Sapito était assis là. Le froid n'avait jamais été important dans sa vie auparavant, il n'allait pas le laisser le devenir maintenant. Il pourrait se couvrir avec une couverture et ce serait sûrement fini. Couvert qu’il était pour échapper au froid, il attendait que la chaleur arrive, tirant les couvertures par-dessus sa tête. De temps en temps il sortait un pied pour voir si c'était mieux, à la manière dont Madame iguane sortait la première.
Et puis, d'un seul coup, le pied toujours tendu vers l'extérieur, il sembla à Sapito qu’il se passait quelque chose d'étrange, tout était tranquille, comme si tout se passait au ralenti. Il sentit ses yeux sortir de leur orbite quand il se gratta la tête afin d'entendre mieux. Il fut pris d'une soudaine frayeur, et se mit à trembler de plus belle. Ce n'était pas comme trembler de froid, ce qui était déjà assez effrayant. Son cœur battait à tout rompre, si fort qu'il pouvait le sentir dans ses yeux.
Il déplaça lentement une des couvertures qui couvraient son visage. Sapito vit le ciel tomber, exactement comme dans l'histoire que sa grand-mère lui avait racontée le premier jour de leur séjour. Il avait pensé qu'elle blaguait, où qu’elle n'avait pas réalisé qu'il avait déjà huit ans, et donc qu’il ne croyait plus à toutes ces choses.
Plus vite qu'il ne l'aurait fait pour frapper un iguane, Sapito rejeta ses couvertures et se mit à pleurer plus encore qu'il n'avait jamais pleuré depuis sa cinquième année quand ils lui avaient donné son surnom pour se moquer de lui. Il courut à la cuisine et agrippa la jambe de sa mère. Pleurant et tremblant, il se mit à la supplier « Mama, por favor, perdóneme ! » Et il se mit à parler très rapidement, demandant pardon et promettant de ne plus jamais rien faire de mal dans sa vie. Le ciel était tombé, et pourtant il avait toujours dit ses prières, il les avait vraiment toujours dites.
Sa mère le regarda sans rire, tout d’abord. Tranquillement, elle lui expliqua que c'était de la neige, nieve, qui tombait, pas le ciel. Elle lui dit de ne pas avoir peur, qu’il pourrait aller dehors jouer dans la neige, la toucher, bien sûr.
Sapito ne comprenaient pas encore exactement ce qu'était la neige, mais sa mère en riait et ne semblait pas inquiète. À Villahermosa, nieve était un joli mot qui voulait dire crème glacée. Il y avait même un homme de la nieve qui vendait des crèmes glacées. De toute évidence dehors, ce n'était pas de la crème glacée, mais la couleur blanche ne semblait pas si mal que ça, pensait-il, non, pas si mal que ça. En fait, ça semblait même offrir beaucoup de possibilités. Sapito ressortit de la maison, s'assit à nouveau avec ses couvertures, pour essayer de comprendre. Il la toucha, et il se mit à respirer plus vite. Puis, fermant les yeux, ce qui n'était pas chose aisée, il en mit un peu dans sa bouche.
Il y avait déjà une semaine que la famille que Sapito était de retour à Villahermosa. C'était aujourd'hui dimanche. La tradition voulait que chaque dimanche après-midi, s'il n'y avait rien d'autre à faire, la bande alla jouer sur le malecón, qui était comme une sorte de parc au bord de la rivière, là où on chargeait les bateaux.
Chaque dimanche cet espace était réservé à la bande - c'est-à-dire, au groupe de citoyens qui se retrouvaient là et qui s’étaient donnés à eux-mêmes le nom de bande. C'était un moment de détente pour tout le monde, pendant que le bateau à roue restait ancré au beau milieu de la rivière et que ses propriétaires jouaient de la trompette et chantaient très fort. Il n'y avait que des cuivres, sauf pour le marimba, qui était le seul instrument dont le son semblait bien triste. Bien qu'elle fût en partie cachée par les baguettes des tambours, sa chanson tranquille et discrète était toujours réservée pour le crépuscule. Sapito était en train de penser au marimba pendant que sa mère lui expliquait ce qu'était la neige. La voix de sa mère avait les mêmes sonorités durant ces quelques minutes où elle parlait, sonorités qui le captivaient. Avant le marimba, avant le crépuscule, de toute façon les cuivres dominaient.
Quand le crépuscule arrivait, c'était le moment des verbenas, les filles jeunes ou vieilles, arrivaient au parc et se mettait à marcher dans la même direction, et les garçons se mettaient à marcher dans la direction opposée, pendant que le marimba jouait sa chanson tranquille, presque pour lui-même. Ces dimanches-là, il n'y avait plus ni hommes ni femmes mais des garçons et des filles, y compris les femmes plus âgées qui étaient toujours habillées en noir. C'était le moment des échanges de regards et des sourires plus larges que les visages. Sapito et Chachi et le reste des garçons n'y avaient jamais fait attention, sauf parfois pour se moquer de la grande sœur de l’un d’eux.
Un homme âgé, Don Tomasito, le boulanger, jouait du tuba. Quand il soufflait dans l'énorme embouchure, son visage devenait pourpre et ses milliers de rides disparaissaient sous sa peau qui se tendait. Sapito et ses amis devaient alors tirer au sort en tirant un doigt, et celui qui tirait un doigt qui ne correspondait à aucun autre était désigné pour faire la plus belle chose du jour. C'était une habitude qu’ils avaient prise. Celui qui était désigné devait aller vers Don Tomasito et s'arrêter devant lui pendant qu'il jouait, et couper un citron en deux. Puis, lentement, très lentement, il devait le presser et faire couler le jus par terre. Alors les lèvres de Don Tomasito glissaient en suivant le mouvement.
En ce premier dimanche après-midi depuis son retour, après avoir été chassé par Señor Saturnino Canton, qui en semaine était barbier mais le dimanche devenait policier, Sapito sortit son trophée. Il y avait préparé ses amis pendant toute la journée, et maintenant ils hurlaient d'impatience en attendant de voir cette nouvelle surprise. Il ne s’agissait plus du tueur d’iguane, mais Sapito en espérait le même effet.
Quelques personnes à Villahermosa possédaient des photographies de différentes choses. Sapito se rappelait en particulier l'une de ces photos. Quelques dames de la ville, qui fabriquaient toujours leurs propres vêtements, s'était faites photographier toutes ensembles une fois. C'était un groupe de peut-être une dizaine de dames, avec de larges robes et des chapeaux, certaines assises d'autres debout. Ce dont Sapito se rappelait à cet instant était que toutes étaient pieds nus. Elles avaient toutes l’air très sérieux et probablement n’y pensaient pas, mais en cet instant, Sapito qui avait voyagé vers le nord et avait vu beaucoup de photos dans la maison de sa grand-mère, pensait que leurs pieds nus étaient très amusants, même s’il était difficile de se procurer des chaussures ou de les fabriquer soi-même comme on le faisait pour les vêtements. Sapito savait tout cela maintenant. Il se rappelait que les gens de Nogales avaient ri de lui alors qu’il était pied nu dans la neige.
Mais ce jour-là, Sapito aussi avait une photo. C'était cela sa surprise, son trophée. Eh bien, en fait c'était une carte de Noël qui montrait une maison entourée de beaucoup de neige. Il avait obtenu la photo de sa grand-mère et en avait pris bien soin en la ramenant chez lui. Il avait gardé la surprise sous sa chemise enveloppée dans un papier bleu contre son estomac, de sorte qu'elle puisse rester bien à plat. C'était bien une photo de la nieve, comme il avait pu la voir lui-même, sauf qu'il y en avait beaucoup plus sur la photo. Vraiment sacrément plus.
À la fin de ce dimanche, de manière très théâtrale, avec de grands gestes, il sortit son trophée devant ses amis, leur disant bien que c'était de la nieve, ce qui veut dire à la fois neige et crème glacée, parlant l’Espagnol de ceux qui ont connu les deux, de la neige qui tombait du ciel à Nogales. A tout moment. Ses gros yeux s'élargissaient encore plus pour bien souligner ce qu'il disait, et il tenait fermement sa batte de base-ball pour être encore plus convaincant.
Personne ne croyait ce qu’il disait.
«.¡ Pues, miren, aquí está ! »[3] Il leur montrait la photo, en ajoutant que c'était la photo de la maison de sa grand-mère à qui il venait tout juste de rendre visite.
Quand Chachi demanda - ce que Sapito attendait - si ce qui tombait était parfumé, il décida après tout qu’il pouvait en rajouter. « Vainilla, » affirma-t-il.
Les mois passèrent, avec de nouvelles histoires, avec de la fraise, avec de la pistache, et il était réellement persuadé qu'ils le croyaient. Après tout, aucun d'entre eux n'était jamais allé dans le nord. Ils ne connaissaient pas toutes les choses que Sapito connaissait. En plus il possédait toujours le tueur d’iguane.
Trois mois après que furent épuisées les histoires de la neige sur la photo, Señora Casimira aidé de la sage femme de la ville donna naissance à une petite fille. La tradition locale voulait que la mère et le nouveau-né ne travaillent pas pendant quarante jours. Personne n’était contre. C’était surtout les fillettes qui aidaient à la maison, et pour les courses quand ce n’était pas suffisamment lourd pour ennuyer les garçons ou les plus grandes filles. Elles arrosaient le devant de la maison pour faire tomber la poussière. Les voisines lavaient le linge.
Quant aux garçons, parce qu’ils avaient l’habitude de crier fort et parce qu’ils ne voulaient pas travailler avec les filles, leur tâche consistait à aller à la rivière chercher du charbon de bois, des bananes et des noix de coco, ou toute chose dont on avait besoin. Tous les matins, Sapito et ses amis se tenaient devant la porte de Señora Casimira, si possible avant que les filles arrivent, et ils l’appelaient en lui demandant si elle avait besoin de quoi que ce soit. Elle leur répondait oui ou non, leur expliquant ce qu’il fallait lui apporter quand besoin était.
Le printemps était arrivé, on était samedi. Sapito y pensait, étant maintenant assez grand pour comprendre la signification des saisons, tout en baissant les yeux sur la choza des Casimira, la cabane au toit de palmes dans laquelle ils vivaient. Señor Casimira serait certainement là aujourd’hui, pensa-t-il. Il n’était pas nécessaire de rester à attendre là, très probablement. Sapito avait gagné un peu d’argent en louant sa batte-tueuse, et il suggéra à ses amis d’aller à Puerto Alvarado par le bateau à roue. Ils lui tapèrent dans le dos en approuvant avec joie avant même qu’il eut fini de parler.
Le Rio Grijalva coule des montagnes de la Sierra Madre avant de traverser l’Etat de Tabasco, arrosant Villahermosa et se déversant dans Puerto Alvarado plusieurs kilomètres au nord du golfe du Mexique. Après avoir jeté un regard à la choza des Casimira, ayant tourné leurs yeux vers la rivière ils constatèrent que le bateau à roue était prêt à entamer son premier voyage quotidien vers Puerto Alvarado. Ils coururent pour l’attraper, plus vite que leur ombre.
Il n’y avait pas une heure que Sapito et ses amis étaient à Puerto Alvarado qu’ils entendirent dire qu’une cahuama, une tortue de mer géante, était dans les parages. Ils étaient alors sur la plage rocheuse, se dirigeant vers le nord là où les rochers deviennent énormes. Quelques palmiers se penchaient au dessus de la plage, poussés par la jungle comme toujours. Sapito pensait parfois que lui aussi était poussé par la jungle, et qu’elle se rapprochait de lui de plus en plus.
Grimpé en haut des roches couvertes de mousse, Chachi fut le premier à repérer la cahuama. C’était bizarre parce que les tortues s’approchent rarement aussi près du rivage. La situation financière à Villahermosa ainsi qu’à Puerto Alvarado était telle que tout ce que les garçons pouvaient capturer était bon, iguanes ou cahuamas. Ils essayaient toujours d’obtenir quelque chose de gratuit, et la chance s’en présentait ce jour-là – sans parler de l’aventure que cela promettait. Ils accoururent tous avec l’intention bien comprise de se répartir la capture.
Ils empruntèrent une corde à des hommes qui travaillaient près de là sous les palmiers. « Bonne chance ! » leur cria l’un des hommes, en riant. Sapito et Chachi sautèrent dans un cayuco, un kayak qui ressemble plutôt à un canoë, qu’un des pêcheurs avait laissé sur le bord. Ils ramèrent jusqu'à la tortue qui nageait en surface, sautèrent par-dessus bord et réussirent à passer une corde autour de son cou. Habituellement, quelqu’un devait monter sur le dos de la cahuama pour la maintenir sous l’eau quelques instants. En général ses forces faiblissaient avant que son cavalier se noie ou abandonne. C’était d’un grand amusement pour les garçons, et une chance exceptionnelle, et Sapito qui était le plus près sauta sur le dos de la tortue. Il leva un bras comme le font les cowboys. La cahuama ne bougea pas. Les deux garçons sautèrent alors tous les deux sur son dos et tentèrent de la tirer mais elle ne bougea pas davantage. La tortue avait gardé toute sa force et ses fortes nageoires étaient plus qu’un problème pour les garçons. Tous ceux qui étaient sur la plage se jetèrent à l’eau pour leur porter aide après avoir réalisé que leurs conseils ne servaient à rien. Tous saisirent la corde. Force contre force, les six garçons peinaient, mais ils réussirent finalement à tirer l’obstinée cahuama, la hissant sur le sable. Elle se mit à battre furieusement des nageoires jusqu’à ce qu’ils arrivent à la retourner sur le dos. La tortue sembla alors réaliser que résister était pure perte d’énergie qui lui restait, et elle se mit à gesticuler mécaniquement comme un robot au ralenti, résistant toujours comme avant mais, étant sur le dos, ses nageoires et sa tête remuaient comme dans un film qui se déroule trop lentement.
Quand les garçons l’avaient tirée de l’eau, la cahuama leur avait semblé énorme, se débattant tellement dans l’eau, mais quand ils eurent repris leur souffle ils réalisèrent qu’elle ne faisait guère qu’un mètre de long. Malgré tout ils s’avouèrent qu’elle était très grosse. Ce devait être un grand père tortue.
Chachi alla chercher de l’aide auprès de l’un des adultes. Chacun des garçons pensait être capable de tuer la cahuama et de la dépecer et la préparer, mais elle appartenait à tous, et ils voulaient qu’elle soit proprement préparée.
Les hommes furent impressionnés par ce que les garçons leur disaient. Les garçons étaient très nerveux. Peut-être pas nerveux - pas vraiment, c'est simplement qu'il leur arrivait d'être tristes quand ils attrapaient une cahuama parce qu'il savait ce qui allait arriver. C'était comme pour les poissons, ou les iguanes, mais en plus gros, et les gros animaux, c’est différent. Tristes, ils ne voulaient pas l'avouer, surtout devant les autres garçons, où les autres hommes. Sapito contemplait la prise.
Ces marins ou anciens marins portaient tous des machettes courtes et lourdes, spécialement conçues pour ces choses qu'ils capturent dans la mer. Chachi revenait avec un homme qui tenait déjà la sienne a la main. La lame en était droite parce qu'il n'y avait aucun moyen de façonner le métal, il n'y avait pas d'enclume à Alvarado. L'homme s'adressa à sa Sapito. « Préstame tu palo, » dit-il, en regardant le tueur d’iguane de Sapito. Sapito le ramassa et le tendit à l'homme, avec beaucoup de précaution. Le pêcheur frappa la tortue trois fois sur la tête jusqu'à ce qu'elle soit morte ou inconsciente. Puis il rendit la batte de base-ball à Sapito, qui semblait assez fier, ou peut-être pas trop fier.
L'homme sépara la tête de la cahuama. Certaines personnes mangent la tête avec son jus, mais on avait dit à Sapito et à ses amis qu'il ne fallait mieux pas. Personne ne dit rien quand la tête fut jetée au sol. Les nageoires continuaient à battre mécaniquement.
Il ouvrit la tortue sur le côté, là où la peau du dessous touche la carapace. Puis il sortit un couteau de sa poche pour achever de séparer le corps de la tortue de sa carapace. Pendant qu'il coupait il racontait aux garçons que ce sac d’eau douce que les cahuamas possèdent, si par hasard ils étaient bloqués en pleine mer, ils pourraient en boire l’eau. Ils avaient déjà entendu cette histoire une centaine de fois, mais personne ne connaissait personne qui l'eut vraiment fait. Les garçons étaient impatients. Puis il détacha la partie inférieure de la chair, qui constituait le véritable butin. C'était un peu plus rouge que la viande de bœuf. Puis les nageoires furent coupées- leur cuir pourrait être utilisé plus tard.
L'homme coupa la chair en petits morceaux. Les garçons prirent ces pièces de viande et allèrent les laver dans l'eau salée afin qu'elles durent plus longtemps. Avant de la cuire, il faudrait que cette viande soit à nouveau lavée, mais cette fois avec de l'eau douce pour enlever le sel. En attendant, l'eau salée empêcherait la viande de se gâter. Une fois, Sapito avait oublié de le faire, ou bien il était trop pressé, et il avait apporté un peu de viande de cahuama la maison en oubliant de le dire à sa mère. La viande avait pris des couleurs, et Sapito avait du aller chercher autre chose à manger, et tout le monde était en colère après lui. Les garçons savaient que tout se mange dans la cahuama, mais ce qui les intéressait maintenant était ce qu'ils pourraient emporter. Et bien sûr, c'était la viande.
L'homme donna à chacun des garçons quelques gros morceaux, et il garda la plus grande partie pour lui-même. Les garçons étaient jeunes et ne pouvaient pas discuter avec un adulte. Ils en avaient l'habitude. Le pêcheur voulu jeter la carapace au loin.
« No, por favor, damelo, » s'écria Sapito. L'homme se mit à rire et tendit la carapace à Sapito qui mit ses morceaux de viande à l'intérieur et avec les autres garçons il se dirigea vers la rivière pour attendre le bateau à roues. La carapace était presque trop grosse pour lui. Tous les garçons riaient et blaguaient, fiers de leur exploit. Ils demandèrent à Sapito ce qu'il allait faire avec la carapace, mais il dit qu'il n'en était pas sûr encore. Ce n'était pas vrai. Bien sûr, il échafaudait déjà de grands, de très grands projets pour cette carapace.
Ils furent de retour tôt dans l'après-midi, et tout le monde rentra à la maison complètement épuisé. Avant de rentrer chez lui, Sapito s'enfonça dans la jungle et ramassa quelques branches vertes. Il n'était pas vraiment fatigué - il avait une nouvelle idée, et il passa le reste de l'après-midi à polir la carapace avec du sable et avec la partie poilue de quelques noix de coco, en guise de papier de verre.
Quand elle fut bien polie, il choisit quatre des plus belles branches qu'il tailla à la perfection avec le couteau de son père. Sapito les attacha pour former un rectangle à l'aide d'un peu de mecate, chose qui se situe entre corde et ficelle, et que sa mère lui avait donné. La carapace entrait juste à moitié dans l'ouverture de ce rectangle. C'était parfait. Puis, sur ce cadre, il attacha deux branches plates et courbées, aux deux extrémités du dessous de la carapace. Elle pouvait osciller de droite et de gauche comme le font les gens qui sont ivres. Il venait de fabriquer un beau et solide berceau. Ça fonctionnait, juste ce qu'il fallait pour un nouveau-né.
Sapito avait travaillé dur et vite sous la pression d'une mauvaise conscience. Peut - être que Señora Casimira avait eu besoin de quelque chose, après tout. Il était même possible que son mari eut dû aller travailler aujourd'hui. Tous les garçons étaient au courant de cela avant de partir, mais ils n'avaient eu d'yeux que pour le bateau à roues - qui les appelait.
Sapito saisit le berceau, se dépêchant pour laisser la poussière de la jungle derrière lui. La poussière, à un moment donné, même le dimanche, s'appropriait le ciel et l’air à sa propre et étrange manière. Juste après le coucher de soleil, pendant environ une demi-heure, le ciel s'obscurcissait plus qu'il eut été normal à l'approche de la nuit, et les moustiques, comme autant de nuées de sable, sortaient en tornades des parties les plus épaisses de la jungle, descendant sur la ville pour y prendre tout ce qu'ils pouvaient. Les gens passaient toujours cette demi-heure chez eux, les dimanches, aussi, même avec tous ces rires, qui s'arrêtaient alors. C'était le signal que les marimbas attendaient pour prendre la relève.
Sapito était arrivé à la choza alors que les premières notes se faisaient entendre. Il écouta à la porte de Casimira, entendant le bébé crier comme le font tous les bébés. Le berceau pourrait servir. Il le déposa devant la porte en bois sans faire de bruit, et frappa. Puis, aussi vite qu'il le pouvait, et même plus vite que jamais, il courut se réfugier derrière la colline, hors de vue. Il ne se retourna pas. Señora Casimira saurait bien qui l’avait fabriqué. Et il serait à nouveau célèbre, pensait Sapito, célèbre comme les autres fois. Il saisit son tueur d’iguane qu'il avait traîné derrière lui, l'attacha avec sa ceinture, et le jeta sur son épaule droite. Son visage ne pouvait plus contrôler le grand sourire qui lui étirait la bouche, et ses gros yeux étaient tout exorbités.